Pendant deux jours, les Chapiteaux Turbulents vivent l’effervescence de leur inauguration avec le premier jour des portes ouvertes au public qui assiste aux ateliers artistiques et rencontre le personnel et les Turbulents .
Le lendemain soir, un spectacle réunissant autour du clown Buffo, les amis artistes des Turbulents, Nathalie Dessay, Emanuelle Devos, Fantazio, Miqueu Montanaro et d’autres, en présence de Monsieur Gohé, délégué interministériel chargé des personnes handicapées et de Madame Pénélope Komitès, adjointe au Maire de Paris, chargée du Handicap
Le lendemain soir, un spectacle réunissant autour du clown Buffo, les amis artistes des Turbulents, Nathalie Dessay, Emanuelle Devos, Fantazio, Miqueu Montanaro et d’autres, en présence de Monsieur Gohé, délégué interministériel chargé des personnes handicapées et de Madame Pénélope Komitès, adjointe au Maire de Paris, chargée du Handicap
Allocution de Julia Kristeva
Cher Philippe Duban, Chers Turbulents,
L’inauguration du Chapiteau Turbulents que vous célébrez aujourd’hui est un moment magique, nécessaire et unique, et j’en saisis l’occasion pour vous adresser mes meilleures pensées et mes félicitations les plus chaleureuses.
Un moment magique.
Moment magique, car vous avez réussi à créer un lieu enchanté. Enjoué comme un cirque, solide comme un amphithéâtre, ce nouvel espace abrite des personnes vulnérables qui trouvent des langages délicats pour partager leur désir de vie ; des accompagnateurs et des artistes qui transmettent leurs solidarité et leur talents ; et bientôt un public diversifié qui saura reconnaître que la vulnérabilité est aussi, sinon toujours, une source de créativité. N’est-ce pas magique ? Vous avez l’ambition de placer ce projet dans le sillage de quelques unes de plus prestigieuses expériences artistiques de tous les temps, comme celle de François Villon, d’ Antonin Artaud et de Jean Genet dont les noms s’inscrivent en lettres lumineuses sur les gradins. Comme pour marquer votre souci de faire entendre que les marginaux peuvent bousculer la norme : n’est-ce pas magique, aujourd’hui encore, lorsque la culture tend à se figer dans les clichés banalisés de l’ « excellence » et de la « performance » médiatiques ? Plus encore, vous avez vaincu beaucoup de résistances administratives et économiques, de méfiances, d’incrédulités voire d’arrogances qui maintiennent encore, dans notre pays, malgré les lois et les engagements, les personnes en situation de handicap dans l’exclusion la plus sournoise et la plus irrémédiable : dans l’exclusion qui provient de l’ignorance et de peur. Mais vous avez aussi rencontré des encouragements, des soutiens, des complicités qui ont rendu votre ambition possible, réalisable, vivante : enfin, il existe un « lieu de travail » qui est un lieu artistique, permettant à une personne en situation de handicap non seulement de s’exprimer, mais aussi d’éveiller le goût pour la musique, le théâtre, la danse chez tous ceux qui savent que la vulnérabilité n’est pas « quelque chose » qui n’ « arrive qu’aux autres ». N’est-ce pas magique ?
Un lieu nécessaire.
Votre chapiteau est aussi un lieu nécessaire. Il n’accueille pas telle ou telle « communauté » porteuse de telle ou telle « étiquette ». Chacun ici est accueilli avec ce qu’il a de plus personnel, dans son insoutenable spécificité. En effet, chaque turbulent est une personne irréductible aux autres, avec un projet de vie singulier et des accompagnements personnalisés qui lui permettent d’élaborer des langages sensibles- musique, théâtre, danse- pour s’épanouir, acquérir de nouvelles possibilités de vie, se lier aux autres. A l’heure où beaucoup diabolisent le « modèle social français », vous démontrez que la République (qui, comparée aux autres démocraties avancées, avait pris beaucoup de retard dans l’accompagnement des personnes handicapées) désormais peut faire mieux que les autres : la République et avec elle la Ville de Paris offrent à leurs enfants la capacité de développer leurs chances de vivre en optimalisant leurs capacités de s’exprimer avec tous les sens du corps parlant, chantant, jouant. Dans un monde qui tend de plus en plus vers l’automatisation des comportements et des langages, n’est-ce pas une nécessité urgente de démontrer que vivre, c’est s’épanouir dans et par l’acquisition d’un bouquet de langages ?
Un lieu unique.
Avec tout cela, le Chapiteau des turbulents est enfin un lieu unique : ni « centre d’aide par le travail » qui bien souvent efface la personne au profit du rendement, ni « art-thérapie » qui ambitionne de révéler le génie sous la déficience, - l’éveil et le partage par l’accès à l’expérience artistique est ici synonyme de l’art de vivre dans une société fondée sur la pluralité des langues. Ici, vous « parlez » chant, ou théâtre, ou danse comme d’autres parlent français, russe ou chinois…Et l’étrangeté de chacun s’harmonise avec l’étrangeté des autres, par la grâce du désir et de la capacité d’apprendre la diversité de ces nouvelles « langues étrangères », de ces divers arts, qui s’avèrent être – en définitive- étrangement proches, partageables, liantes, vivifiantes. Un modèle unique en somme, pour les autres pays européens, et au-delà, qui trouveront ici un espace inouï de rencontres et de nouveaux projets thérapeutiques et sociaux.
« Cette tendresse impartageable».
En rédigeant ces mots pour saluer votre innovation, cher Philippe Duban, chers turbulents, je me suis souvenu d’un fait qui m’avait bouleversée : j’ai appris récemment que le Général de Gaulle avait fait inscrire, sur le médaillon appartenant à sa fille Anne, le code secret de l’arme atomique. J’ai cru comprendre que ce père d’un enfant en situation de handicap vivait sa vocation parentale comme une responsabilité absolue, exorbitante, planétaire. Elle mobilisait sa vigilance à tout instant, conférait à ses tâches d’homme politique cette tendresse impartageable qu’éveillent nos propres vulnérabilités secrètes et celles de nos proches, et situait l’accompagnement quotidien de la vie d’Anne à sa vraie hauteur, qui est celle de protéger la vie sur notre terre.
Je le comprends, bien que je n’ai ni code secret ni médaillon. Chaque seconde de l’existence de David est imprimée sur la mienne, et j’essaie de faire ce qui est sans doute le plus difficile pour une mère : transformer la protection en liberté. Tel est mon « code secret » à moi, qui m’aide à accompagner mon fils pour qu’il soit lui-même : avec et au-delà de ses capacités et de ses limites, dans sa pensée, avec son ordinateur, sa chorale, son théâtre, ses amours. Comme il peut, quand il peut, à sa façon, et grâce à ce lieu magique, nécessaire et unique qu’est le chapiteau des turbulents.
Nous ne possédons pas le code secret de l’arme atomique, mais nous avons avec nous les talents et les oeuvres de ces artistes dissidents dont les noms illuminent les gradins du Chapiteau Turbulents, ainsi que le dévouement des intervenants qui transmettent ces sommets de la culture mondiale aux plus vulnérables. Cette rencontre est le fruit d’une ambition extravagante, d’une humanité exceptionnelle, d’un respect peut-être jamais atteint dans la compréhension de ce que humain veut dire. Elle ne peut que susciter l’adhésion et le soutien des pouvoirs publiques ainsi que des initiatives privées, elle correspond à ce que l’accompagnement moderne de la personne en situation de handicap a de plus exigeant, elle est promise à un long et bel avenir.
De tout cœur avec vous, et vive les Turbulents !
Julia Kristeva,
Présidente fondatrice du Conseil national du Handicap
L’inauguration du Chapiteau Turbulents que vous célébrez aujourd’hui est un moment magique, nécessaire et unique, et j’en saisis l’occasion pour vous adresser mes meilleures pensées et mes félicitations les plus chaleureuses.
Un moment magique.
Moment magique, car vous avez réussi à créer un lieu enchanté. Enjoué comme un cirque, solide comme un amphithéâtre, ce nouvel espace abrite des personnes vulnérables qui trouvent des langages délicats pour partager leur désir de vie ; des accompagnateurs et des artistes qui transmettent leurs solidarité et leur talents ; et bientôt un public diversifié qui saura reconnaître que la vulnérabilité est aussi, sinon toujours, une source de créativité. N’est-ce pas magique ? Vous avez l’ambition de placer ce projet dans le sillage de quelques unes de plus prestigieuses expériences artistiques de tous les temps, comme celle de François Villon, d’ Antonin Artaud et de Jean Genet dont les noms s’inscrivent en lettres lumineuses sur les gradins. Comme pour marquer votre souci de faire entendre que les marginaux peuvent bousculer la norme : n’est-ce pas magique, aujourd’hui encore, lorsque la culture tend à se figer dans les clichés banalisés de l’ « excellence » et de la « performance » médiatiques ? Plus encore, vous avez vaincu beaucoup de résistances administratives et économiques, de méfiances, d’incrédulités voire d’arrogances qui maintiennent encore, dans notre pays, malgré les lois et les engagements, les personnes en situation de handicap dans l’exclusion la plus sournoise et la plus irrémédiable : dans l’exclusion qui provient de l’ignorance et de peur. Mais vous avez aussi rencontré des encouragements, des soutiens, des complicités qui ont rendu votre ambition possible, réalisable, vivante : enfin, il existe un « lieu de travail » qui est un lieu artistique, permettant à une personne en situation de handicap non seulement de s’exprimer, mais aussi d’éveiller le goût pour la musique, le théâtre, la danse chez tous ceux qui savent que la vulnérabilité n’est pas « quelque chose » qui n’ « arrive qu’aux autres ». N’est-ce pas magique ?
Un lieu nécessaire.
Votre chapiteau est aussi un lieu nécessaire. Il n’accueille pas telle ou telle « communauté » porteuse de telle ou telle « étiquette ». Chacun ici est accueilli avec ce qu’il a de plus personnel, dans son insoutenable spécificité. En effet, chaque turbulent est une personne irréductible aux autres, avec un projet de vie singulier et des accompagnements personnalisés qui lui permettent d’élaborer des langages sensibles- musique, théâtre, danse- pour s’épanouir, acquérir de nouvelles possibilités de vie, se lier aux autres. A l’heure où beaucoup diabolisent le « modèle social français », vous démontrez que la République (qui, comparée aux autres démocraties avancées, avait pris beaucoup de retard dans l’accompagnement des personnes handicapées) désormais peut faire mieux que les autres : la République et avec elle la Ville de Paris offrent à leurs enfants la capacité de développer leurs chances de vivre en optimalisant leurs capacités de s’exprimer avec tous les sens du corps parlant, chantant, jouant. Dans un monde qui tend de plus en plus vers l’automatisation des comportements et des langages, n’est-ce pas une nécessité urgente de démontrer que vivre, c’est s’épanouir dans et par l’acquisition d’un bouquet de langages ?
Un lieu unique.
Avec tout cela, le Chapiteau des turbulents est enfin un lieu unique : ni « centre d’aide par le travail » qui bien souvent efface la personne au profit du rendement, ni « art-thérapie » qui ambitionne de révéler le génie sous la déficience, - l’éveil et le partage par l’accès à l’expérience artistique est ici synonyme de l’art de vivre dans une société fondée sur la pluralité des langues. Ici, vous « parlez » chant, ou théâtre, ou danse comme d’autres parlent français, russe ou chinois…Et l’étrangeté de chacun s’harmonise avec l’étrangeté des autres, par la grâce du désir et de la capacité d’apprendre la diversité de ces nouvelles « langues étrangères », de ces divers arts, qui s’avèrent être – en définitive- étrangement proches, partageables, liantes, vivifiantes. Un modèle unique en somme, pour les autres pays européens, et au-delà, qui trouveront ici un espace inouï de rencontres et de nouveaux projets thérapeutiques et sociaux.
« Cette tendresse impartageable».
En rédigeant ces mots pour saluer votre innovation, cher Philippe Duban, chers turbulents, je me suis souvenu d’un fait qui m’avait bouleversée : j’ai appris récemment que le Général de Gaulle avait fait inscrire, sur le médaillon appartenant à sa fille Anne, le code secret de l’arme atomique. J’ai cru comprendre que ce père d’un enfant en situation de handicap vivait sa vocation parentale comme une responsabilité absolue, exorbitante, planétaire. Elle mobilisait sa vigilance à tout instant, conférait à ses tâches d’homme politique cette tendresse impartageable qu’éveillent nos propres vulnérabilités secrètes et celles de nos proches, et situait l’accompagnement quotidien de la vie d’Anne à sa vraie hauteur, qui est celle de protéger la vie sur notre terre.
Je le comprends, bien que je n’ai ni code secret ni médaillon. Chaque seconde de l’existence de David est imprimée sur la mienne, et j’essaie de faire ce qui est sans doute le plus difficile pour une mère : transformer la protection en liberté. Tel est mon « code secret » à moi, qui m’aide à accompagner mon fils pour qu’il soit lui-même : avec et au-delà de ses capacités et de ses limites, dans sa pensée, avec son ordinateur, sa chorale, son théâtre, ses amours. Comme il peut, quand il peut, à sa façon, et grâce à ce lieu magique, nécessaire et unique qu’est le chapiteau des turbulents.
Nous ne possédons pas le code secret de l’arme atomique, mais nous avons avec nous les talents et les oeuvres de ces artistes dissidents dont les noms illuminent les gradins du Chapiteau Turbulents, ainsi que le dévouement des intervenants qui transmettent ces sommets de la culture mondiale aux plus vulnérables. Cette rencontre est le fruit d’une ambition extravagante, d’une humanité exceptionnelle, d’un respect peut-être jamais atteint dans la compréhension de ce que humain veut dire. Elle ne peut que susciter l’adhésion et le soutien des pouvoirs publiques ainsi que des initiatives privées, elle correspond à ce que l’accompagnement moderne de la personne en situation de handicap a de plus exigeant, elle est promise à un long et bel avenir.
De tout cœur avec vous, et vive les Turbulents !
Julia Kristeva,
Présidente fondatrice du Conseil national du Handicap